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Bruno Paccard travaille sur un projet d’illustration d’un livre de Nancy Huston » Reflets dans un œil d’homme » paru chez ACTES SUD en 2012.

Bruno Paccard - Nancy Huston - Reflets, dans un oeil d'homme

Bruno Paccard - projets d'illustration livre de Nancy Huston

FABRICATION DE LA FEMME OCCIDENTALE …

page 13… entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle, deux événements ont infléchi la destinée des femmes en occident de manière radicale et en sens contraire :
l’invention de la photographie, et le féminisme…aucune société humaine, sans doute, ne s’est trouvée empêtrée dans une contradiction aussi inextricable que la notre, qui nie tranquillement la différence des sexes tout en l’exacerbant follement à travers les industries de la beauté et de la pornographie

Bruno Paccard - Nancy Huston - Reflets, dans un oeil d'homme

Bruno Paccard projets illustration Nancy Huston
Bruno Paccard - Nancy Huston - Reflets, dans un oeil d'homme

Bruno Paccard - Nancy Huston - Reflets, dans un oeil d'homme

C'est à la lecture de l'essai de Nancy Huston, Reflets dans un œil d'homme, que m'est immédiatement apparue, comme une évidence révélatrice, la nécessité d'entreprendre ce travail photographique. Travail concernant l'œil masculin de l'homme occidental contemporain, dès lors qu'il jette les filets de ses regards innés sur le corps proie de la femme objet.

La lecture a été pour moi une expérience intense et singulière. J'ai en effet pris conscience, une fois cette lecture achevée, que si j'avais lu ce livre, lui aussi, d'une certaine façon, m'avait lu. Ce que je veux signifier ici, c'est que sa pertinence analytique, portée par un style puissant, déroulait pour ainsi dire devant mes yeux la carte explicite des pensées qui circulaient confusément en moi sans être clairement formulées. L'essai de Nancy Huston a posé sur ces pensées les mots qui jusqu'alors me faisaient défaut. C'est donc grâce à cette lecture déterminante qu'elles ont pu se développer, s'agencer, trouver ainsi leur propre cohérence critique et analytique. Ainsi constituaient-elles, désormais, un plan de consistance solide me permettant d'organiser ce travail photographique.

Mais, lisant ce livre qui dans le même mouvement me lisait, se dépliait conjointement, toujours devant mes yeux, une carte sensible d'affects plus ou moins enfouis dans mon moi profond. Je dois ici brièvement révéler que ma lecture s'est également déroulée à travers le prisme non moins sensible de certains traumatismes inscrits depuis mon enfance dans les plis douloureux de ma mémoire. J'ai grandi en effet dans un univers de femmes déserté par les hommes absents ; ou peut-être devrais-je écrire qu'ils étaient présents uniquement négativement dans les traces de leur abandon, de l'amertume, de la tristesse, des difficultés et tracas nombreux qu'ils laissaient derrière eux dans le sillage de leur désertion. Toujours est-il que ce sont les femmes esseulées, luttant contre l'adversité et les malheurs du monde de l'après-guerre, qui ont défini mon premier territoire social, éducatif, psychique, affectif. C'est avec elles que se sont construites mes premières représentations et perceptions, et bien sûr ma relation à la féminité : entre une figure maternelle complexe et une figure paternelle défaillante. Sans doute est-ce pour cela que je garde en moi, en filigrane, un enfant mal grandi, enveloppé dans une enfance dont les ailes froissées sont empreintes de la douleur et de la souffrance de toutes les femmes, concentrées dans celles de ma mère et de son image. Je me souviens tout particulièrement, alors même que je n'avais pas dix ans, d'un sang qui maculait de rouge un matelas : de ce sang qui m'a frappé de son sceau écarlate, je porte encore la marque indélébile… Bien plus tard, j'ai compris que le sombre et inquiétant corridor dans lequel j'attendais pétrifié d'angoisse conduisait dans l'antre d'une faiseuse d'anges…

Mais ce livre résonnant si fortement en moi intellectuellement et émotionnellement me demandait aussi de passer au crible révélateur de ses arguments, en pratiquant une sorte d'auto-analyse, car il interrogeait l'homme et le photographe que je suis aujourd'hui. L'homme, car je me devais de vérifier si par hasard et à mon insu l'œil masculin de l'homme occidental n'était pas actif aussi en moi-même. Il s'agissait donc de réfléchir à mes types de pratiques et modes de fonctionnement envers la féminité dans les dimensions de la conjugalité, de la maternité, du statut professionnel, de l'érotisme et de la passion amoureuse… Il s'agissait de surcroît d'évaluer mes positions par rapport à l'industrie de la beauté et de la pornographie. Autant de questions à peser, d'explorations introspectives à mener et de réflexions prospectives à conduire pour passer de l'individuel au collectif, du psychologique au sociologique et donner ainsi à mon travail sa dimension anthropologique.

Quant au photographe que je suis, il était impliqué frontalement puisque Nancy Huston attribue un rôle crucial à la photographie comme agent de construction et de diffusion des représentations sociales de la femme en tant qu'objet domestique et sexuel. Aussi me suis-je questionné non seulement sur le rôle historique de la photographie dans cette sujétion, mais également sur ma propre pratique artistique. De quelle nature mon geste photographique devait-il être ? Sous quelles conditions et selon quels choix devait-il opérer pour conjuguer morale et technique, éthique et esthétique ? Quelles images sélectionner et inventer, quel éclairage, quel cadrage ? Comment instaurer la bonne distance critique, la juste amplitude iconographique, produire l'impact expressif de façon telle qu'à travers ces opérations se cristallise un sens concentré puis distribué par chacune de mes photos. De ce point de vue, le but à atteindre n'est pas pour moi les images en tant que telles mais l'obtention de compositions photographiques ayant suffisamment de force, de puissance intrinsèque pour véhiculer des pensées et des sensations. Puissent-elles, ces photos, révéler principalement l'investissement libidinal individuel et collectif du mâle dominant, comment l'économie désirante de tous ces mâles compatibles avec le machisme est sollicitée, attisée, aimantée par la loi du marché dont le marchandising instrumentalise et offre en pâture le corps des femmes pris en otage pour vendre tout et n'importe quoi. Puissent-elles montrer comment ce marketing forcené puise dans les données archétypales de ce disque dur génétique du mâle humain pour la reproduction. Ce disque dur est branché sur le libre marché, et ses données internes prédéterminées, ses regards involontaires et innés coulent dans le flux ininterrompu de la consommation de masse où marchandise et sexe finissent toujours par se confondre plus ou moins dans les reflets d'un œil d'homme. Ainsi, me semble-t-il, se compose une formule triptyque pour définir un mâle reproducteur-fornicateur-consommateur. Et le rapport entre le sexe et l'argent impose une autre formule triptyque en écho : désir-séduction-pouvoir. Stimuli sexuels et signifiant monétaire se mêlent pour capter et drainer ce que j'ai cherché à saisir : les affects les plus bas, les passions tristes et les fantasmes stéréotypés des hommes fascinés par les corps pixellisés des mondes artificiels. Dans la vitesse et la profusion du numérique, se propage un porno mainstream qui valide les déterminismes socio-culturels sexistes et machistes desquels il procède. Je souhaitais montrer enfin, toujours guidé par Nancy Huston, comment les industries de la beauté et de la pornographie absorbent les femmes dès lors que celles-ci intériorisent l'œil masculin en se soumettant obsessionnellement à la loi de l'apparence d'autant plus aliénante qu'elle leur donne l'illusion d'être libres.

Mais une fois tous les éléments nécessaires à mon travail réunis, je me suis heurté à la question suivante : quel dispositif me fallait-il adopter pour présenter ce travail photographique dans son cadre expositionnel ? J'avais, dans un premier temps, sélectionné des extraits du texte pour les accoler en regard des photos. J'en avais d'ailleurs réalisé une maquette avec laquelle je suis resté quelque temps avant de réaliser qu'elle n'était pas satisfaisante. Dans cette configuration, le rapport texte/image annulait la distance respiratoire indispensable entre le champ scriptural et le champ iconographique : les photos étaient trop illustratives par rapport au texte et le texte trop explicatif par rapport aux photos. La liberté du livre était réduite dans les extraits emprisonnés dans leur littéralité, et celle des photos dans leur illustrativité. Et surtout j'étais passé désormais du lisible au visible, or le visible n'obéit évidemment pas au même registre sémiologique que le textuel.

L'importance du livre réside dans la puissance des idées qu'il manifeste et libère. Et c'est sur cette puissance des idées que je me suis connecté non pas pour les illustrer ni les interpréter, mais pour travailler avec elles concrètement. Aussi ai-je libéré à mon tour les qualités d'expression de mes photos sous les conditions stylistiques qui sont les miennes, pour qu'elles deviennent, autant que faire se peut, le miroir des reflets dans un œil d'homme. Il fallait donc que soit totalement engagée ma responsabilité créatrice tant au plan technique qu'aux plans éthique et esthétique. Il fallait donc me hisser à hauteur du livre dans un rapport de respect admiratif et néanmoins en toute indépendance. Mes photos et l'essai de Nancy Huston sont pris dans des cercles de convergence qui les font résonner ensemble à partir de leurs différences. Aussi se rencontrent-ils au cœur même de leurs spécificités respectives. Toutefois, c'est bien ce livre référence, guide, outil précieux qui m'a ouvert la possibilité de cet espace photographique à investiguer et surtout à construire. Mon travail n'est pas une application au sens d'art appliqué des théories de l'essai, il se veut plutôt un prolongement, une extension plastique autonome utilisant ses propres codes photographiques pour traiter le sujet dans l'intensité des perceptions et des sensations produites par les idées. Il s'agissait pour moi de greffer la force iconographique et plastique de la photographie sur la force scripturale et textuelle de l'écrit. Ce texte de Nancy Huston, d'une façon ou d'une autre, a accompagné continûment mon geste photographique, a alimenté mes pensées et mon énergie, c'est pourquoi sans doute il est passé à travers mes photos où il est présent en palimpseste.

Bruno Paccard

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