RETROSPECTIVE BRUNO PACCARD – MARIE HELENE LAFON
Retrospective Bruno Paccard 2023
Visite et lecture personnelle de Marie Hélène Lafon
Texte de Marie-Hélène Lafon - La douceur existe
Ils ont des corps que je connais d’enfance ; quand ils dansent, ils sont graves, ils sont presque farouches et me donnent envie de pleurer.
Ils dansent, ils pourraient pleurer, ou gueuler, ils ne pleureront pas.
Pas devant les autres. Ils vivent tous sous le regard des autres. Ils sont tous les autres de quelqu’un.
Ils gueuleront peut-être, au café, quand la boisson aura dévissé les écrous et dégondé les vieilles douleurs.
Je reconnais les blouses, les bottes, les cigarettes au bec, mon père eût dit les pipes, le goût de la burle, le silence dernier des fenêtres, les chemises à carreaux, les parkas, les casquettes, les gilets, les tricots, les moustaches, les nuques, et les mains.
Les mains ont une vie propre ; elles cherchent et trouvent, ont trouvé, l’abri d’une poche ; elles empoignent la cavalière, le guidon, un bâton ; elles sont croisées et reposent, sur la table, sur les genoux, sur la canne ; elles pendent, elles attendent.
Les joies, les rêves, les désirs, les élans sont en creux, inscrits dans les marges.
Les sourires sont embusqués, à fleur de regard.
On flaire des solitudes.
Les mobylettes, on disait des pétarous, ont déserté ; la soutane aussi. Les cafés et les foirails se sont vidés.
Je ne peux pas ne pas l’écrire, je ne peux pas faire comme si ça n’existait pas, ce que l’on sait, ce que l’on voit, aujourd’hui, en 2022, de certains villages aux volets fermés que traversent des routes aveugles.
On ne peut pas ne pas se demander ce qui est arrivé à Gerry, quelle histoire ne racontera pas son visage fracassé, raboté.
On ne saura pas à quoi Juliette s’est usée, elle se tient, elle tient ; Pierre Masson tient, les Costes et les Nouvet aussi, ils sont en vigie, dans les cuisines, au fond de la neige, devant les arbres, au bord des routes ; ils marchent, ils vont, ou ils sont ; ils sont plantés dans les paysages et font corps avec les plis des terres, leurs saisons, les gestes recommencés du travail énorme, les horizons sempiternels, les prés, les bois, les matins et les soirs.
Ils marchent et nous les suivons, le chasse-neige est passé, la voie est ouverte, les images font récit, les piquets des clôtures et les poteaux télégraphiques ponctuent des chroniques tenaces et ordinaires, de minces et sourdes litanies qui se dévident dans un coin de nos mémoires.
C’est une façon d’être au monde, c’est irrémédiable, c’est à prendre ou à laisser.
Je prends. Je suis embarquée.
La puissance et la gloire seraient du côté des bêtes, du côté des chevaux ; ils sont épiques, ils sont mythologiques, ils ont traversé des temps immémoriaux, ils sont magnanimes et affûtés, ils sentent fort. Je pense à Louis Calaferte qui a tout écrit, dans C’est la guerre.
Sur la route on entend le pas des chevaux.
On regarde par la fenêtre.
Il y a une colonne de chevaux avec des paysans qui marchent à côté d’eux un bâton à la main.
Je pense à Louis Calaferte, je pense à Jean Giono et à l’Iliade.
Les chevaux parlent.
Au temps où les bêtes parlaient, la ferme était une île suspendue au milieu de rien dans la perfection de l’hiver, personne ne se tuait de boisson et Gerry n’avait pas été cabossé. Pas encore. Pas déjà.
La douceur est têtue, elle existe, elle se glisse entre l’homme et le chat, le velours tiède du chat contre l’oreille de l’homme et contre sa nuque que la coiffeuse a bien dégagée ; la douceur est dans la confiance de leurs yeux posés sur nous. Elle serait dans le plastron éclatant d’une chemise de fête, dans les cheveux souples de Juliette, l’herbe des talus, le charnu des arbres et le gros grain d’un col roulé tricoté à la main par une mère, une épouse, une soeur, ou peut-être même une fille.
La douceur est dans la lumière et la photographie est une écriture de la lumière, c’est atavique parce que c’est étymologique, le mot dit la chose et il n’y a pas à sortir de là.
La douceur existe.